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Michael Kenna : « La lumière de l’ombre »

Publié le 13 février 2023
Temps de lecture : 6 min
© Michael Kenna
Michael Kenna, exposition La lumière de l'ombre
10 mars > 27 mai

Du 10 mars au 27 mai, le Musée départemental de la Résistance & de la Déportation accueille l’exposition La lumière de l’ombre, photographies des camps nazis du photographe Michael Kenna, en partenariat avec le Mémorial du Camp de Rivesaltes et le Musée de la Résistance nationale (MRN).

Depuis plus de 40 ans, en digne héritier de la tradition photographique anglaise, Michael Kenna parcourt le monde pour fixer sur la pellicule des paysages, des lieux, des atmosphères. Dès la fin des années 1980, pendant 15 ans, l'un de ses travaux le conduit dans les camps de concentration, alors que les survivants des camps disparaissent peu à peu. L’exposition que le Musée départemental de la Résistance & de la Déportation accueille pendant plus de deux mois présente une partie de ce fonds photographique donné notamment par l’artiste au Musée de la Résistance nationale. « Près de 80 clichés seront visibles ici, explique Antoine Grande, le directeur du musée toulousain. L’approche est tout à fait particulière puisqu’il s’agit d’un travail esthétique sur les questions de la Déportation. Si on peut de prime abord être gêné par cette esthétisation, le regard de Michael Kenna permet une autre transmission de la mémoire. »

Montrer les traces

Comme l’indique l’artiste : « Parfois, le photographe est investi d’une étrange responsabilité d’avoir à documenter, et à produire des images qui, d’une certaine manière, représentent quelque chose qui n’est plus là. » Alors comment montrer les traces de l’indicible ? « Dans un musée d’objets comme le nôtre, poursuit Antoine Grande, à l’heure de la disparition des témoins, c’est bien la question de marquer une présence, de montrer ces traces, qui nous anime, et les œuvres dialogueront avec notre collection. Aussi, La Lumière de l’ombre est-elle une exposition photographique et artistique mais également mémorielle. » Et Thomas Fontaine, directeur du Musée de la Résistance nationale qui a produit l’exposition, d’appuyer : « À travers un projet sombre et intime, longtemps resté personnel, Michael Kenna entreprend ainsi de lutter contre l’oubli impossible. » De façon complémentaire, le Mémorial du Camp de Rivesaltes présente d’autres éléments du travail du photographe accueilli en résidence dernièrement.

L'émotion comme outil du travail de mémoire

« En proposant cette exposition, nous nous efforçons d’aller chercher dans l’intime de celui ou celle qui est face à la photo » éclaire Antoine Grande. De par « la force émotionnelle » qui se dégage des images de ces lieux de mort photographiés par Michael Kenna, l’événement questionne sur « l’action à mener pour que l’approche sur un tel sujet, qui appartient à l’histoire, qui doit être dit avec l’exigence de l’histoire, ne soit pas uniquement scientifique mais qu’il soit aussi quelque chose que l’on ressent. Et c’est là que l’art, et la photographie en particulier, est un médium formidable. » Propos que complète Thomas Fontaine : « Par son travail du noir et du blanc, par son traitement de la lumière et du temps qui s’étire et révèle une présence invisible, par sa spiritualité qui se dégage de ses photographies, Michael Kenna attire notre regard sur les camps nazis, comme Jorge Semprun y posa ses mots. »

Pourquoi avez-vous entrepris ce travail artistique autour des anciens camps nazis ?


Je suis né et j'ai grandi dans une famille catholique de la classe ouvrière dans le nord-ouest de l'Angleterre, près de Liverpool. En 1972, alors que j'effectuais des tirages dans une chambre noire commune à l'école d'art de Banbury, dans le Oxfordshire, en Angleterre, j'ai partagé un bac de développement avec un ami, un camarade de classe. Il est révélateur que je me souvienne à peine de ce que j'imprimais. Mais, alors que j'attendais que mon tirage se développe, j'ai vu une montagne de blaireaux apparaître lentement sur la surface du tirage d'un autre étudiant. J'étais hypnotisé. L'empreinte m'a fait frissonner, même si je n'étais pas sûr de ce que je voyais. Par la suite, j'ai appris que l'étudiant s'était rendu en Pologne qu'il avait visité Auschwitz/Birkenau. Sa photo a été prise là-bas. Parmi mes premiers souvenirs personnels de mon père, il y a l'image claire de son blaireau, conservé dans une boîte à outils en métal dans notre salle de bain. Ainsi, lorsque cette montagne de blaireaux est apparue dans le bac de traitement, il ne s'agissait peut-être plus des onze millions de victimes impersonnelles et inconnues. Soudain, c'était une personne. Ça pouvait être mon père. Je pense que ce lien intime a fait toute la différence. Quoi qu'il en soit, cette image a été le point de départ de mon intérêt pour en savoir plus sur ce qui s'est passé pendant l'Holocauste.


Quelle a été justement votre approche pour photographier ces camps, sujet o combien difficile ?


Jusqu’à la fin des années 80, la majorité de mon travail portait sur les relations, les juxtapositions, voire les confrontations entre les structures humaines construites et le paysage. Je m'intéressais aux souvenirs et aux traces, qu'il s'agisse de vieux bâtiments industriels, souvent abandonnés, de villes côtières désertes, de parcs vides, de stades et d'autres lieux d'activité. Le premier camp que j'ai visité en 1988 était le Natzweiler Struthof en France. J'ai pu accéder à d'anciens camps nazis en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l'Est, en Lettonie et en Pologne, qui étaient auparavant très difficiles d'accès. Ces camps étaient chargés d'atmosphère et de vestiges du passé. Je me souviens que pendant les premières années où j'ai photographié dans les camps, je n'arrivais pas à comprendre ma motivation. J'avais presque honte de photographier de tels lieux d'horreur, car j'avais l'impression de profiter de la situation, alors que ma motivation profonde était d'apporter une contribution. Heureusement, quelques années après le début du projet, j'ai pris la décision de donner tout le travail : Médiathèque de patrimoine et Photographie, Mémorial de Caen, puis Musée de la Résistance nationale (MRN) à Champigny-sur-Marne. Je photographiais pour documenter et partager, et non pour mon profit personnel. C'était un grand poids en moins sur ma conscience. Pendant 12 ans, dans tous les camps que j’ai pu trouver, j’ai photographié avec respect, tristesse et une totale incompréhension de ce qui s'était passé. Ce projet a été ma contribution personnelle à la mémoire de l'Holocauste. J'ai été frappé par la façon dont les nazis ont créé une machine à tuer presque industrielle et reproductible, avec ses lignes de chemin de fer uniformes, ses barbelés électrifiés, ses tours de garde, ses baraquements, ses tables de dissection, ses chambres à gaz et ses fours. Ces camps sont des lieux d'horreur. J'ai photographié ce que j'ai pu, sans trop réfléchir. Ironiquement, après la publication et l'exposition de l'œuvre, on m'a reproché de photographier avec mon sens habituel de l'esthétique. À mon avis, j'ai photographié de la seule manière possible, dans mon propre style. Il aurait été hypocrite et malhonnête de faire autrement. Je crois que le point le plus important est de savoir si les photographies qui en résultent ont touché d'autres personnes, ou si elles ont servi de documents et de catalyseurs pour la mémoire, car alors elles auront valu la peine d'être réalisées.


Comment la photographie, et en particulier la photographie de paysage, contribue-t-elle au devoir de mémoire ?


Nous ne pouvons pas oublier les horreurs du passé sans les inviter à se répéter, et même si nous sommes conscients de la dépravation dont l'humanité est capable, nous ne sommes peut-être pas en mesure de l'éviter. Nous avons besoin de rappels pour rester vigilants. J'espère que mes images peuvent faire la même chose pour d'autres, même pour une seule personne. En tant qu'êtres humains, nous avons tous un devoir de mémoire - la photographie peut y contribuer et y contribue.