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Ciné-concert "Shoes", mélo féministe

Publié le 9 octobre 2021
Temps de lecture : 3 min
Shoes de Lois Weber
© DR
"Shoes" de Lois Weber

Dans le cadre de la 37è édition du festival Jazz sur son 31, le Conseil départemental organisait la séance exceptionnelle d’un ciné-concert autour d’un film muet de 1916, une oeuvre emblématique de la réalisatrice américaine Lois Weber : « Shoes ».

Le jeudi 5 octobre dernier, c’est dans la grande salle archi-comble de la Cinémathèque de Toulouse que Franck Lubet, responsable de la programmation, introduisit le principe d’un ciné-concert aussi rare que précieux. Les deux musiciennes, Maya Cross (saxophone et clarinette) et Carla Gaudré (clavier, glockenspiel, tube tonnerre, boite à rythme, entre autres instruments !) avaient pour enjeu d’accompagner musicalement avec célérité, enthousiasme et passion, le film Shoes, une œuvre de 57 minutes aussi remarquable que poignante de l’une des pionnières du cinéma américain, Lois Weber.

Un "mélo" féministe et social

Véritable mélodrame, le film raconte le trajet d’une adolescente victime de pauvreté au sein d’une famille nombreuse et proprement étouffante. Le père est sans travail, une bouteille de vin vide sous son lit signe le danger qui le guette, tandis que la mère élève à bout de bras, trois filles vêtues de loques, les cheveux en bataille, leurs estomacs criant famine. La férocité de Lois Weber à filmer cette réalité abrupte est proprement moderne et déconcertante. Elle trouve son point culminant dans la description du drame ordinaire vécu par son personnage central, Eva Meyer, incarnée par la subtile Mary MacLaren (16 ans lors du tournage, dont la beauté et les yeux translucides n’ont rien à envier à Isabelle Adjani !). Eva, en effet, n’a pas de chaussures, ou du moins uniquement ce qu’il en reste, des guenilles trouées parfaitement inutilisables, dont elle souffre en permanence tandis qu’elle doit travailler dans une droguerie pour ramener trois sous à son foyer sans ressource. 

Une tragédie ordinaire, toujours d'actualité

La tragédie de ces chaussures inaptes, sources de tous les maux, rappelle beaucoup les malheurs du célèbre héros du Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica (1948), soudainement démuni de son vélo, son outil de travail. Mais plus encore dans Shoes, le drame se fait impitoyable car il s'attaque à la nature même de sa protagoniste : mineure, elle est isolée du fait de sa condition de jeune fille et de la misère dont elle subit les conséquences morales au gré notamment de cauchemars perturbants. Lois Weber la décrit ainsi comme une proie évidente de la manipulation des hommes, un sort sans aucune échappatoire, qui lui vaudra de s’y soumettre, vendant son corps pour de la menue monnaie. Précurseuse du néoréalisme, cette œuvre sociale profonde et très émouvante, reste d’actualité plus d’un siècle en arrière, témoignant des inégalités les plus décourageantes entre les hommes et les femmes et du harcèlement d'enfants, encore plus difficile à vivre dans un contexte de survie économique. C’est aussi par ce biais que les deux musiciennes, Maya Carla Gaudré et Carla Gaudré avaient décidé de déployer leurs talents, jouant de contrastes, usant notamment de rythmiques technos et de mélodies électroniques sur les images du club « L’Oie Bleue » où se retrouvent les fêtards, les riches et les nantis des années 1910, tandis qu’Eva, égarée au milieu de cette foule, est une intruse honteuse, qui doit cacher ses chaussures abimées si peu élégantes...

À l’occasion de cette séance particulière, Shoes restera ainsi gravée dans les esprits de ceux qui auront eu la chance d’y assister.


Shoes de Lois Weber. 1916. USA. 57 min. Teinté. DCP. Muet. Intertitres néerlandais. Sous-titrage informatique en français. Provenance copie : EYE Filmmuseum.

Ciné-concert de Jazz sur son 31 - 2023